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UNIVERSITÉ ANNÉE ZÉRO

Tribune des enseignants et chercheurs de l'ESTCA publiée aux Cahiers du Cinéma

Une loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) figure dans les projets du gouvernement pour les prochains mois. Les rapports des « experts » sont enfin devenus accessibles, mettant la communautĂ© universitaire dans un mĂ©lange de dĂ©sarroi et de colĂšre. Leur lecture s’apparente pour nous, enseignants-chercheurs en cinĂ©ma, Ă  l’expĂ©rience de M. Hulot dans Playtime, celle de la dĂ©couverte d’un monde qui Ă©tait pourtant le nĂŽtre, celui de l’enseignement et de la recherche Ă  l’universitĂ©, totalement repensĂ©, rĂ©organisĂ©, devenu inhabitable, et dans lequel, comme Hulot, nous sommes contraints de circuler Ă  contre-courant, de squatter dans les angles morts et de rĂ©amĂ©nager l’espace trop bien ordonnĂ© pour y tracer des saillies moins Ă©touffantes. On y trouve mĂȘme quelques monuments dont la France serait « fiĂšre » – « sa culture, sa science, son humanisme » –, dont l’unique Ă©vocation en prĂ©ambule de ces trois volumes entiĂšrement dĂ©diĂ©s Ă  la rentabilitĂ© des savoirs, nous rappelle dans le film de Tati les reflets furtifs du SacrĂ©-CƓur ou de la tour Eiffel : souvenirs lointains, fuyants, devenus inatteignables dans un monde dont les affiches touristiques vantent la parfaite uniformisation.

Évaluer, expertiser, contrîler

Tout a Ă©tĂ© dit, ou presque, sur la gestion managĂ©riale des enseignants-chercheurs prĂŽnĂ©s par ces rapports dont les auteurs assument le « darwinisme » avec une dĂ©complexion digne d’une intelligence artificielle. Dans ce monde oĂč la recherche se rĂ©sume Ă  l’innovation au sens nĂ©olibĂ©ral du terme, tout laboratoire est une start-up en puissance dont l’accĂ©lĂ©ration sera fonction des choix stratĂ©giques dĂ©terminĂ©s au plus haut niveau de l’État, car « il s’agit pour la France de prendre sa place parmi les nations les plus innovantes, de recouvrer sa souverainetĂ© et son indĂ©pendance dans certains secteurs stratĂ©giques Ă  fort contenu scientifique et technologique, et de faire croĂźtre son PIB », en bref d’envisager le savoir uniquement comme ce qui procure du pouvoir ou se mesure en part de marchĂ©. Quant Ă  la mĂ©thode de reconquĂȘte proposĂ©e, elle est celle de la dĂ©marche qualitĂ© et du dĂ©veloppement de produit telle qu’on l’enseigne en business school, novlangue anglicisĂ©e et statistiques comprises : amĂ©liorer, planifier, optimiser, responsabiliser, Ă©valuer, ajuster, contrĂŽler.

De fait, les sciences humaines et sociales et les arts sont les grands oubliĂ©s de ces rapports. L’idĂ©e suggĂ©rĂ©e est que nous sommes dans une situation d’urgence oĂč la prioritĂ© n’est pas aux humanitĂ©s ni aux disciplines artistiques, supposĂ©es inutiles ou sans intĂ©rĂȘt Ă©conomique immĂ©diat, comme l’avancent ouvertement des gouvernements autoritaires comme ceux du BrĂ©sil du prĂ©sident Bolsonaro ou le Japon du premier ministre Abe. Ainsi se rĂ©vĂšle l’hypocrisie d’une politique de la recherche sur un enjeu pourtant d’urgence mondiale, celui de l’écologie. Le « dĂ©rĂšglement climatique » fait partie des dĂ©fis majeurs que nous aurions Ă  relever selon les rapports, mais ce dĂ©fi reste ici essentiellement « scientifique », sur la «prĂ©vision mĂ©tĂ©orologique ou la prĂ©vision des risques naturels ». La question transdisciplinaire de la reprĂ©sentation de la catastrophe Ă©cologique et des puissances de l’image dans sa prise de conscience est totalement Ă©vacuĂ©e, alors mĂȘme que le cinĂ©ma investit massivement cette problĂ©matique. De Kiyoshi Kurosawa Ă  Abel Ferrara, de Kelly Reichardt Ă  Lars Von Trier, le 7e art ne cesse pas d’interroger la portĂ©e critique des images de l’effondrement climatique en cours : leur efficacitĂ© prĂ©sumĂ©e comme l’inquiĂ©tante indiffĂ©rence qu’elles suscitent. Alors, inutile de penser les images de ce « dĂ©rĂšglement » fondamental ?

— Que proposent en substance les rapports prĂ©parant la LPPR ? Tout d’abord, un accroissement de l’insoupçonnable prĂ©caritĂ© du monde universitaire, oĂč la majoritĂ© des enseignants est constituĂ©e de chargĂ©s de cours, payĂ©s une fois par semestre ou avec des mois de retard, et oĂč une grande partie des personnels administratifs sont payĂ©s avec des salaires ne correspondant pas aux lourdes charges qui leur incombent. Ainsi, suivant le mĂȘme cynisme avec lequel le gouvernement avait intitulĂ© « Bienvenue en France » une mesure qui consistait Ă  multiplier par dix les frais de scolaritĂ© des Ă©tudiants Ă©tran- gers extra-europĂ©ens, les rapports prĂ©conisent pour sortir de cette prĂ©caritĂ© massive de faire disparaĂźtre le statut de maĂźtre de confĂ©rences, l’un des rares statuts pĂ©rennes d’enseignant-chercheur permettant de travailler posĂ©ment et dans la durĂ©e, pour les remplacer par des « tenure tracks » Ă  la maniĂšre amĂ©ricaine, donc des CDD sans garantie d’embauche en fin de contrat, voire des « CDI de chantier » qui, « alignĂ©s sur la durĂ©e des projets de recherche» se termineraient en mĂȘme temps que le financement du projet : « Le terme du projet (…) constituerait un motif de licenciement pour cause rĂ©elle et sĂ©rieuse, sans qu’il soit possible de remettre en cause la rĂ©alitĂ© de ce motif. » Cynisme qui rappelle Ă  s’y mĂ©prendre le propriĂ©taire sans vergogne d’un dĂ©pĂŽt-vente nommĂ© Cash dans Gloria Mundi de Robert GuĂ©diguian, qui demande de façon doucereuse Ă  ses salariĂ©s de devenir des «premiers de cordĂ©e » avant d’en licencier certains sur le champ. De la mĂȘme maniĂšre, la LPPR prĂ©tend remettre Ă  l’honneur l’excellence de la recherche en France tout en en creusant le tombeau.

Simplicité, agilité et vitesse

Une autre proposition des rapports est la diffĂ©renciation des horaires d’enseignement entre les enseignants-chercheurs : celles et ceux jugĂ©s « bons » par les instances d’évaluation seraient dĂ©chargĂ©s de cours alors que les « mauvais » assureraient davantage d’heures en classe. On voit bien ce que cette proposition recouvre : l’enseignement n’est plus le lieu de transmission d’un savoir pertinent, toujours remis en jeu au contact de recherches vivantes et dans un dialogue constant avec les Ă©tudiants, mais littĂ©ralement un savoir « en boĂźte », qui ne se renouvelle pas, ne se rĂ©invente pas, ne s’affine pas. À l’opposĂ© des chercheurs « innovants », l’enseignant serait donc celui qui « sert la soupe », selon l’imaginaire de ces rapports ubuesques.

Il faut « gagner significativement en simplicitĂ©, agilitĂ© et vitesse », Ă©crivent sans rire leurs rĂ©dacteurs en introduction, avant de dĂ©ployer un argumentaire qui rĂ©pond trait pour trait aux objectifs vantĂ©s par le vendeur automatique de la machine Ă  nourrir dans Les Temps modernes : « DĂ©passer la concurrence, augmenter la production et rĂ©duire les frais gĂ©nĂ©raux » ! Si Charlot lui- mĂȘme, pourtant qualifiĂ© en « agilitĂ© » et en « vitesse », a bien du mal Ă  se remettre de ce taylorisme acharnĂ©, sa rĂ©sistance fondamentale reste un exemple Ă  suivre face au sort «inĂ©galitaire et darwinien » qui nous est, Ă  tous, promis. Nos « experts » ont raison d’assumer la rĂ©fĂ©rence darwinienne : la « concurrence vitale » est pour eux un bienfait, garanti par l’existence de « preuves », selon une source non rĂ©fĂ©rencĂ©e de l’OCDE citĂ©e dans une note (rapport 1, n.9, p.32), que « l’excellence scientifique est liĂ©e Ă  la compĂ©tition entre les chercheurs, et que les scientifiques Ă©valuĂ©s par des standards internationaux compĂ©titifs produisent une recherche de meilleure qualitĂ© ». Nous voici donc, dans leur esprit, alignĂ©s pour un « Que le meilleur gagne ! », pour une chasse Ă  la performance dont nous serions aussi le gibier.

Et le bleu du ciel dans tout ça ?

Un mouvement de balancier caractĂ©rise globalement le cheminement argumentatif de ces trois rapports. D’une part, on loue la noblesse d’une recherche libĂ©rĂ©e de toute compromission avec des puissances de rentabilitĂ© qui lui imposeraient forcĂ©ment des contraintes ; de l’autre, on avance le contraire pour insister sur la nĂ©cessitĂ© de trouver de nouveaux moyens pour le fonctionnement des laboratoires. Par exemple, le rapport 1 rappelle l’existence d’un « financement de base » des unitĂ©s de recherche, mais au lieu de contribuer Ă  le valoriser, ses rĂ©dacteurs en appellent Ă  un autre, un « financement compĂ©titif », celui-lĂ  mĂȘme qui est « nĂ©cessaire comme outil pour choisir, par la voix et l’expertise de la communautĂ© scientifique, les dĂ©fis scientifiques Ă  soutenir en prioritĂ© ». LĂ  oĂč l’on pourrait croire Ă  la mise en place de moyens complĂ©mentaires, c’est le type de recherches auquel se destine le « financement de base » qui est en fait dĂ©nigrĂ©.

Le vocabulaire employĂ© pour dĂ©signer ce financement tĂ©moigne du mĂ©pris dans lequel on tient les recherches qu’il favorise, Ă  savoir cette « base “culturelle” de nos connaissances et la recherche poussĂ©e par la curiositĂ© et la crĂ©ativitĂ© ». Le terme anglais pour caractĂ©riser cette « curiositĂ© » et cette « crĂ©ativitĂ© » laisse songer : il s’agit, pour les professionnels de l’expertise acadĂ©mique, de la « Blue Sky Research ». Autrement dit, la recherche de doux rĂȘveurs – bien sĂ»r issus des sciences humaines ou des disciplines artistiques – qui regardent l’horizon d’un ciel bleu dĂ©gagĂ© des contraintes du temps et des tourments du monde. Les rapporteurs de la LPPR devraient plus souvent aller au cinĂ©ma ; ils dĂ©couvriraient alors qu’il y existe de nombreuses figures esthĂ©tiques de la rĂȘverie, lesquelles possĂšdent une portĂ©e politique qu’ils feignent en rĂ©alitĂ© de ne pas recon- naĂźtre. Quand Elem Klimov filme Bienvenue ou accĂšs interdit aux personnes non autorisĂ©es (1964), il montre justement un enfant qui regarde le bleu du ciel depuis sa cour de colonie de vacances, tandis que le directeur de l’établissement Ăąnonne un discours lĂ©nifiant qui reprend les slogans du Parti communiste ; il semble rĂȘver, ĂȘtre distrait, mais le dĂ©tournement de son regard est bien une faille et une rĂ©bellion contre cette volontĂ© de contrĂŽler les esprits par les mots d’ordre d’un rĂ©gime autoritaire. Il devient lĂ©gitime de s’interroger sur les raisons de la marginalisation ainsi opĂ©rĂ©e de la recherche fondamentale, en sciences humaines comme en arts : et si l’objectif inavouĂ© de cette rĂ©forme Ă©tait de fabriquer une universitĂ© oĂč l’on ne crĂ©e pas, une universitĂ© oĂč l’on ne pense plus ?

Tribune des enseignants et chercheurs de l’ESTCA (EsthĂ©tique, sciences et technologies du cinĂ©ma et de l’audiovisuel), le laboratoire de recherche en cinĂ©ma de l’universitĂ© Paris 8, publiĂ©e aux Cahiers du CinĂ©ma, mars 2020 (voir la version pdf).

ESTCA